Sani†arium

Max s’était rendu à l’extérieur, sans forcément faire attention à ses pas. Le vent qui sifflait à ses oreilles lui donnait une impression de familiarité désormais, et il fut ravi de se remettre dans la réalité un instant. Ses foulées le guidaient sur la route qui longeait la mairie. Il repéra les balançoires grinçantes, sur lesquelles se trouvaient des enfants en train de jouer. Ils semblent heureux de toute manière.

Il poursuivit son chemin, s’approcha d’une petite rivière enjambée par un pont de pierre. Juste avant celui-ci se situait le panneau qu’il cherchait tant.

Bienvenue à Genet
population : 250

C’est vraiment un petit village. Il avait espéré que ce nom lui évoquerait quelque chose, que ce serait comme pour l’église ou son prénom, une sorte de réminiscence. Malheureusement, cette fois-ci les portes de son esprit restèrent closes, s’il connaissait cet endroit.

C’est avec encore plus de frustration qu’il parvint de l’autre côté du pont. Ce dernier débouchait sur une zone avec de nouvelles maisons, ainsi qu’un chemin qui permettait vraisemblablement de quitter Genet. Néanmoins, des vignes l’obstruaient totalement. Max pesta intérieurement, confus. Comment avait-il pu marcher jusqu’ici si la route était bloquée ?

Car ce n’était pas comme s’il y avait des interstices où même un enfant aurait pu se faufiler, non. Toutes les lianes étaient inextricablement liées les unes aux autres, formant un épais tapis végétal.

Il contempla, effaré, ce spectacle incompréhensible. Ses yeux balayèrent les tiges, glissèrent lentement sur la petite rivière à sa gauche, et s’accrochèrent brièvement sur quelque chose qui pointait hors de l’eau. On dirait une croix métallique. Il s’approcha de la bordure, fronça légèrement les sourcils. Il avait bien remarqué que le clocher de l’église était calciné, comme si la foudre était tombée dessus. Il s’agissait probablement de la décoration, cette dernière avait dû s’envoler et finir ici. Mais personne n’avait jugé bon d’aller la récupérer. Avec quoi on l’aurait repêchée de toute façon ? Il n’y a rien.

Il suivit lentement le chemin des vignes, afin de voir d’où elles provenaient. Max remarqua qu’elles disparaissaient derrière une petite maison à côté d’une grange. Mais il ne pouvait accéder qu’à la bicoque, car des lianes plus épaisses bloquaient l’allée plus loin. Le foyer, quant à lui, paraissait à moitié envahi, de toute part, et de grandes planches barricadaient les fenêtres. Pourquoi a-t-on fait ça ?

Il resta devant cette façade partiellement condamnée, perplexe, puis s’approcha afin d’ouvrir la porte. Lorsqu’il pénétra à l’intérieur, une puissante odeur de renfermé l’agressa immédiatement, sur laquelle se superposait une fragrance végétale. Et pour cause.

L’arrière de la zone était obstrué, occupé par les vignes. Il pouvait distinguer une poutre sur la gauche, mais d’épaisses tiges la contraignaient. Les pièces du fond étaient inaccessibles, il ne parvenait même pas à deviner ce qu’elles auraient pu être. Néanmoins, il crut entrevoir un salon, avec une table en bois, rustique, entourée de chaises mises dans des positions qui n’avaient rien de naturel. Mais plus on s’enfonçait dans la maison, plus les végétaux étaient charnus.

Max contempla le petit espace qui restait devant lui. On avait déplacé un lit jusque-là, dont les draps étaient entièrement défaits et froissés. Un tapis ovale, rongé par les mites, était recouvert de divers morceaux de bois dont il ne réussissait pas à en deviner l’origine. Est-ce qu’un enfant dort vraiment ici ? Il s’avança de quelques pas, trouva sur sa gauche une minuscule commode surmontée d’une bougie allumée. Il la souffla, un peu inquiet par l’absence de prévenance de la part des bambins. La zone se retrouva presque entièrement plongée dans la pénombre, et la lumière qui provenait de l’extérieur éclairait à peine un papier sur le dessus de la commode.

L’homme s’en saisit et découvrit qu’il s’agissait d’une nécrologie, publiée dans le journal local. Marilyn Lee Driscoll… 32 ans… morte samedi… un époux, Jeddah, une fille, Carole, et un fils, Lawrence. Il la reposa, malgré tout peiné pour ces deux enfants et cet homme qui avait perdu une personne de sa famille. Il se demanda si le père était toujours en vie, quelque part dans la ville, et où étaient les deux rejetons.

Tandis qu’il rangeait l’article en se questionnant sur la maison, et aperçut au même instant un journal placé dans le tiroir légèrement entrouvert. Sa curiosité l’emporta, et il le récupéra, retournant entre ses mains l’objet à la reliure de papier brun. Il n’y a pas de nom… mais il semble appartenir à un petit enfant. Il hésita une seconde avant de se décider à le feuilleter. Peut-être découvrirait-il ce qu’il se passait ici avec les notes écrites de cette main légèrement tremblante et peu sûre d’elle ?

Je voudrais tant que maman soit moins triste. Elle pleure beaucoup. Parce que papa boit trop. Papa reste dans la cour jusqu’au soir. Lorsqu’il rentre, il crie après maman et ils se disputent très fort. Il crie de plus en plus.

La poitrine de Max se serra. Il était persuadé qu’il avait sous les yeux les mots de Carole ou de Lawrence, sans savoir lequel les avait rédigés. Lorsqu’il tourna la page, il découvrit un nouveau message, dont l’encre avait parfois coulé, comme si l’on avait pleuré.

Maman est au ciel maintenant. Papa dit qu’elle a eu un accident et que Dieu l’a reprise. Elle me manque. Dommage qu’elle ne soit pas là pour empêcher papa de boire autant. Il sent si mauvais quand il boit ce truc. Il s’énerve et me frappe.

L’homme se frotta les paupières, pensa avec horreur que si le père était décédé, finalement ça aurait été un moindre malheur. Il s’imagina le bambin, en train de pleurer alors que son père venait de lui faire du mal, qui devait également gérer le deuil de sa mère qui était partie bien trop tôt. Ses yeux balayèrent l’entrée suivante, où il espéra apprendre d’autres nouvelles.

C’est un mauvais jour ! Un gros rocher est tombé du ciel et a écrasé la maison ! Papa est furieux, surtout pour la vigne qui poussait. Il voulait la couper, mais le Père O’Toole ne le laissait pas. Maintenant, papa est encore plus fâché parce qu’on va perdre toutes nos citrouilles.

Il réalisa qu’il n’avait pas vu que la bicoque était à moitié détruite. Mis à part les vignes, il n’avait rien aperçu qui sortait de l’ordinaire. Peut-être que l’enfant parlait de la grange. De là où il s’était trouvé, il n’avait pas pu observer tous les côtés du bâtiment. Il n’était pas impossible que la comète fût là. Cependant, il n’avait pas eu l’impression que le plant ait été anéanti. Il me manque des détails sur cette histoire. Son regard se baissa sur le journal qu’il tenait en main, et il découvrit qu’il ne demeurait plus qu’une note dans le carnet. Avec appréhension, il la lut.

Je prie maman encore aujourd’hui. Pourvu qu’elle m’entende, j’ai dû rester tranquille pour que papa ne me trouve pas. Il m’a battue et m’a fait très mal cette fois. Je me suis cachée près du rocher. C’est chaud et ça m’a fait du bien. Parfois, j’entends même de la musique.

Anéanti, Max s’assit sur le sol pour déposer le journal dans le tiroir. Il le poussa dans un léger grincement de bois avant de songer à ce qu’il venait de lire.

Ce devait être le journal de Carole, la fille des Driscoll. Son père la battait, et après le décès de sa mère, ça avait empiré. La main de l’homme passa devant sa bouche. Comment avait-il pu faire sa à un enfant ? C’était totalement incompréhensible. Au creux de son ventre, il sentit un besoin viscéral de protection, comme si lui-même voulait préserver les gosses. Où sont-ils tous, maintenant ? Il n’avait vu aucun adulte dans la ville, et il espérait presque que Jeddah fut mort. Et il désirait croire que, si Carole n’avait plus rien écrit, c’était simplement parce qu’elle avait oublié l’existence de ce journal intime.

Il n’y avait pas eu d’autres notes, ni avant ni après. Peut-être en était-ce un nouveau ? Et qu’elle avait pris un carnet différent pour continuer ? Tout, si c’était pour éloigner la crainte tenace que Jeddah avait frappé sa fille une fois de trop… Il resta quelques secondes sans bouger, diverses pensées le traversaient, et il avait du mal à les freiner. Il attendit, tenta de se calmer, jusqu’à ce qu’enfin, il puisse de nouveau remuer.

Il sortit de la petite pièce, retrouva l’air frais et tellement agréable d’un coup. Il inspira profondément les effluves de terre, d’eau légèrement vaseuse, et de cette végétation si particulière. Le bruit de quelques corbeaux résonnait dans l’atmosphère, comme celui des quelques déchets qui roulaient au sol. Où vais-je bien pouvoir aller ? Un pas après l’autre, il se déplaça, traversa le pont pour rejoindre le centre du village. Son regard se perdit sur la statue d’ange qui s’élevait étrangement vers les cieux. Il ne s’en rendait compte que maintenant, mais sa position ne paraissait pas naturelle. N’aurait-elle pas dû être tournée vers l’entrée du bourg, afin de faire comme un accueil aux arrivants ? Mais non. L’architecte avait préféré l’orienter vers une autre petite rue.

Max contempla cette allée et se décida à l’approcher. Un stand de limonade artisanale se trouvait sur sa droite, mais lorsqu’il l’avoisina, il nota que les verres et les pichets contenaient une eau où la vie s’était développée. Avec une moue de dégoût, il observa les étranges amalgames se déplacer, alors que des plaques de matière indéterminée stagnaient sur la surface.

Toujours fasciné par ce qu’il voyait, et qu’il se demandait depuis combien de temps la boisson traînait dehors, il ne remarqua pas de suite une petite chanson provenir du bosquet à côté de lui. Puis, peu à peu, elle attira son attention. Il pivota, se rapprocha du sentier qui traversait les arbres, se pencha légèrement en avant.

Le spectacle sous ses yeux l’intrigua au plus haut point. Six enfants se tenaient la main dans un cercle qui emprisonnait la plus grosse citrouille qu’il eut jamais observée. Il fit un ou deux pas, mais les bambins n’eurent aucune considération à son égard et continuaient leur mélodie. Je ne sais pas pourquoi leurs chants me mettent mal à l’aise. Il avait du mal à comprendre les paroles, trouvait ces enfants effrayants malgré leur jeune âge et les étranges déformations qui paraient leurs corps n’y étaient pour rien.

Doucement, il commença à déchiffrer le sens de leurs mots.

— Ne va pas dans le plan de citrouilles, si tu ne veux pas mourir de trouille. Maman a dit de t’éloigner si tu veux jouer encore une journée.

Hanté par ce que cela signifiait, Max désira ardemment s’écarter de ces gamins dont il souhaitait le silence. Il traversa rapidement le chemin, déboucha de l’autre côté du bosquet où une affreuse odeur de poiscaille pourrie l’agressa. Malgré tout, il lui en fut presque reconnaissant, car cela lui permettait de mettre un peu de distance avec cette comptine macabre qui lui restait en tête.

Il regarda les tonneaux à moitié décomposés. Ces derniers étaient posés contre le mur d’une petite boutique. Lentement, il en fit le tour, monta sur le palier devant l’entrée. Cet endroit doit contenir des indices. Il pénétra à l’intérieur, mais que ce soit sur les meubles de bois cassé ou vers le poêle qui émettait encore un peu de chaleur, il ne trouva rien. Max était frustré. La chanson l’avait perturbé, mais il ne savait pas exactement pourquoi. Les paroles étaient macabres, certes, mais ce n’était pas une raison pour s’attarder dessus. Après tout, les gamins avaient tous un côté morbide ou cruel. Ceux de Genet ne faisaient pas exception.

Il sortit de la maison, ou la fragrance du poisson l’incommoda légèrement. Il était au bout d’une autre ruelle qui partait de la statue d’ange, non loin de l’église. Il découvrit une petite école, dont les fenêtres et l’entrée étaient toutes barricadées. D’épaisses planches en bois et les rideaux tirés l’empêchaient de voir quoi que ce soit à l’intérieur. Pourquoi ces portes sont-elles condamnées ? Même si cela n’avait rien d’excessivement choquant en soi, compte tenu du lieu, il avait une irrépressible envie d’aller fouiller dedans.

Son regard monta le long d’un grand poteau où flottait un drapeau. Il reconnut une version déformée de l’étendard de son pays. Puis, lentement, son attention défila sur les vignes qui ceignaient le bâtiment et son toit. L’inscription « École élémentaire de Genet » se détachait en épaisses lettres grises, surmontée d’une horloge dont le mouvement fit froncer les sourcils de l’homme. Les aiguilles tournent en sens contraire ! Décidément, rien n’allait ici.

Et ce qu’il vit sur sa gauche ne l’aida pas à penser différemment. Une barrière de signalisation, manifestement là depuis un certain temps, soulignait la fin abrupte de la route. Max s’en approcha et aperçut que la roche s’arrêtait pour plonger directement dans le lac. Il y avait un petit chemin pour descendre sur une minuscule crique. Lorsqu’il déposa un pied sur le sable qui crissait sous ses chaussures, une subite odeur d’essence assez persistante lui satura le nez. Se retournant, il remarqua la carcasse d’un vieux véhicule accidenté à la peinture noir bleuté.

Il se paralysa, regarda autour de lui de nouveau. Elle a dû tomber de la route. La personne devrait apprendre à conduire. Tout en se faisant cette réflexion, il se remémora l’accrochage qu’avait évoqué le Docteur Morgan sur l’ancienne vidéo qu’il avait vue. Déstabilisé par cette étrange similarité, il constata à peine qu’il arrivait sur la courte plage. Là, plusieurs roches marquaient la frontière entre l’île et le lac. Sur l’un d’eux se trouvait un jeune garçon, dont le visage paraissait presque normal. Tranquillement en train de pêcher, il regardait Max par de brefs coups d’œil. Ce dernier s’approcha, observa que sa joue et sa paupière gauche semblaient tirées en arrière.

— Salut, petit ! Comment tu t’appelles ?
— Je m’appelle Timothy, Timothy O’Toole… mais tu peux m’appeler Timmy, ils m’appellent tous Timmy. C’est quoi ton nom, monsieur ?

Ce nom me dit quelque chose…

— Je m’appelle Max.
— C’est un chouette nom.

Bien… pour l’instant, tout se passe bien. Rassuré par la tournure de la conversation, il décida d’essayer d’en apprendre un peu plus sur Genet.

— Je n’ai pas vu d’adultes dans cette ville. Où sont tes parents, et tous les adultes ?
— Mère a dit que Dieu les a fait tous partir, parce qu’on est ses enfants spéciaux.
— « Enfants spéciaux » ? Qu’est-ce qu’elle veut dire ?
— Elle a dit que Dieu désirait qu’elle protège ses enfants spéciaux, alors Il l’a envoyée pour nous sauver.
— Sauver de quoi ?

Timmy le regarda en écarquillant un peu les yeux.

— Ben… de la maladie, bien sûr ! Devant l’air d’incompréhension de son interlocuteur, il tenta de s’expliquer. La maladie de la viande.
— Viande ? Elle est végétarienne ? demanda Max en ne sachant pas trop comment interpréter ce qu’il venait de dire.
— Ben, je crois que c’est ce qu’elle est.

Voyant qu’il perdait un peu l’enfant, Max essaya de rebondir sur un sujet plus trivial, et désigna la canne dans les mains de Timmy.

— Ça mord les poissons aujourd’hui ?
— Non, pas si bien. Mais je peux rester ici toute la journée, alors je m’en fous.
— Tu veux dire que tu ne rentres jamais en ville ?
— Juste pour aller à la messe. Mais je n’ai pas entendu l’appel à la messe depuis longtemps. Père sonnait la cloche. Mais depuis le départ des adultes, personne ne peut plus la sonner.
— Ah oui ? Pourquoi ?
— Dennis a coupé la corde pour qu’on ne puisse pas l’atteindre.

Max nota cette information quelque part dans son esprit. Si jamais il avait besoin que l’enfant bouge de là, il pouvait toujours trouver un moyen de faire sonner cette fameuse cloche. Il se doutait que Timothy n’attendait qu’un petit signe pour pouvoir aller se recueillir dans l’église, et que son éducation l’empêchait d’y aller sur un coup de tête. Il remarqua également que le jeune garçon avait bien dit que les adultes avaient disparu, sans doute sans faire attention.

Soudainement, il se remémora où il avait entendu le nom de famille du bambin. Dans les différentes revues qu’il avait déjà découvertes jusque-là.

— J’ai lu les journaux et ils mentionnent un Révérend O’Toole. C’est un parent ?
— Oui, c’est mon père.
— J’aimerais bien lui parler, lança Max en s’engouffrant dans cette brèche. Il est dans le coin ?

Timothy eut un air un peu gêné, et chercha une seconde ou deux une manière de répondre.

— En quelque sorte. Mais Mère dit de ne jamais en parler.
— Pourquoi ?
— Désolé, je ne peux pas en parler. Sinon, j’aurai des ennuis.
— Quels ennuis ? insista son interlocuteur.
— Je serai puni, comme Maria ! Je ne veux pas aller au plant, moi !
— Puni ? Tu veux dire… le plant de citrouilles de l’autre côté de la ville ?
— Oui ! On peut parler d’autre chose ? Parce que j’ai peur.
— Désolé, je ne cherchais pas à t’effrayer.

Timmy haussa les épaules avant de regarder sa ligne de nouveau. Max comprit qu’il lui indiquait indirectement qu’il désirait terminer cette conversation. Il lui souhaita de pêcher des poissons et se recula. Plusieurs morceaux s’imbriquaient dans son esprit, et ce qui se passait ici était pire que ce qu’il imaginait.

Il se doutait que les parents ne devaient plus être de ce monde. Mais où étaient leurs corps ? Peut-être dans un cimetière, même si ça lui paraissait peu probable ? Il regarda une nouvelle fois la voiture accidentée, puis commença à faire demi-tour. Je ne sais pas si les enfants me répondraient sincèrement sur l’absence des parents et des adultes, mais peut-être que l’un d’eux dirait une information importante sans faire attention. Lorsqu’il arriva vers le bosquet, il entendit le refrain sur le plant de citrouilles.

Quelque chose de terrible devait s’y cacher, pour que ça fasse peur à ce point à Timmy et qu’on ait fait une chanson dessus. Ne souhaitant pas traverser le bois pour écouter de nouveau la comptine, Max décida de prendre la petite route et parvint bientôt au rond-point où se trouvait la statue d’ange. Alors qu’il arrivait, Billy redressa son visage pour l’interpeler.

— Tu te rappelles de ton nom, maintenant ? Monsieur Sans-Nom ?

Amusé par la remarque qui se voulait provocante, l’homme s’approcha de l’enfant et s’assit à son niveau sur le tour de la minuscule place. Il croisa ses bras de façon nonchalante sur ses jambes repliées et fixa le jeune garçon.

— Je m’appelle Max.
— Oh ! c’est un beau nom ! C’est mieux que « Monsieur Sans-Nom » ! Mon poisson rouge s’appelait Max, mais mon chat l’a bouffé ! Il a fait caca orange pendant deux jours !
— C’est dégoûtant ! Tes parents savent que tu racontes ce genre d’histoire ?
— Ouais, mais ils disent rien.

Alors que Billy commençait à chantonner « caca orange » en rythme pour provoquer Max, Jessie se redressa et participa à la conversation.

— Quel nom idiot ! pouffa-t-elle derrière sa main.
— Ce n’est pas poli de dire ça ! rétorqua Max. Qu’est-ce que tes parents diraient s’ils t’entendaient parler comme ça ?
— Ils ne sont pas là, et tu n’es pas mon père ! Je n’ai pas à t’écouter !

Voyant que les deux gamins étaient surexcités à l’idée de tenir tête à un adulte, Max s’engouffra dans la faille.

— Ils sont où vos parents ?
— Ils sont tous à… commença la jeune fille.
— Jessie ! Tais-toi ! la coupa sèchement Billy. C’est un grand ! Tu connais bien les ordres de Mère !

L’amnésique fronça les sourcils. Il aurait bien aimé entendre la réponse entière, malheureusement, il se doutait que les enfants allaient être sur leurs gardes désormais. Aussi, il décida de tenter d’en apprendre plus sur cette fameuse « Mère ».

— C’est quoi « les ordres de Mère » ? demanda-t-il en fixant Jessie.

Elle regarda son voisin avant d’affronter de nouveau Max. Toute envie de le provoquer sembla disparaître alors qu’une sorte de crainte lui faisait courber le dos.

— On… On n’est pas supposé parler de nos vieux. Si on le fait, on sera mis dans le plant.
— Dis-moi, Jessie, le plant de citrouilles… qu’est-ce qu’il a de spécial ?
— Personne n’y va ! Sauf si on a fait une très grosse bêtise, comme Maria ! C’est un endroit très, très moche.

Tiens, tiens… Ce n’est pas la première fois que j’entends parler de cette Maria. Je me demande si elle est dans le coin. Voyant que l’ambiance était tendue à la suite de cette discussion, Max tenta d’alléger l’atmosphère, et désigna les dessins sur le sol de pierre.

— À quoi vous jouez ? les questionna-t-il.
— Au morpion ! Jessie est la meilleure, sauf quand elle triche !
— Tu veux jouer ? lui demanda une Jessie enthousiasme.
— Pourquoi pas ? Faisons une partie !
— Tu crois que t’es fortiche, mais t’es rien qu’un grand gars stupide ! rétorqua la jeune fille.

Elle lui tendit une craie d’un jaune canari assez soutenu et le laissa placer le premier « X ». Alors qu’ils se faisaient quelques manches, Max décida d’en apprendre plus sur la manière dont il était apparu.

— Dites-moi les enfants… d’où vous m’avez vu arriver ?
— Ben… de la statue, répondit Billy, pas sûr de comprendre.
— Vous l’avez déjà vue bouger très souvent ?
— Espèce de Monsieur-Caca-Orange, tu as du caca dans la tête ? Les statues, ça ne bouge pas ! lança le garçon.
— Vous n’avez pas vu celle-là se redresser comme si elle m’avait entourée de ses ailes ?
— Arrête, Monsieur, tu nous files la chair de poule !
— Désolé.

Ils terminèrent une nouvelle partie, et peu à peu, l’atmosphère se détendit. Même si Max se doutait que les enfants auraient vite fait de discuter de cet étrange sujet dès qu’il aurait le dos tourné. Alors que Jessie traçait une grille, Billy fixa l’homme d’un air intense.

— Qu’est-ce qu’il a, ton visage ? demanda-t-il soudainement en indiquant les bandages. Mère te rend beau, aussi ?

Bon… Vu que je viens de les mettre mal à l’aise, je peux bien accepter ce genre de question.

— Non, Billy, j’ai eu un accident. Ces bandages m’aident à guérir. Mère vous rend beaux ?
— Oui, c’est elle qui m’a fait ça ! s’exclama Jessie en désignant sa figure. Je suis belle, non ? Je voudrais être aussi belle que Mère quand je serai grande ! Elle le fixa avec un air doux qui donna un frisson à Max. Tu me trouves belle ?
— Bien sûr que oui, tu es très belle, Jessie.

Mon Dieu, qu’est-ce qui se passe, ici ? L’homme finit par gagner une partie de morpion, sous les remarques de la fillette qui assurait l’avoir laissé gagner, car il était nouveau en ville. Sa mauvaise foi le fit sourire, tandis qu’elle se disputait avec Billy pour savoir qui des filles ou des garçons étaient les plus intelligents.

Avant qu’on ne lui demande d’intervenir pour les départager, il préféra se redresser en disant qu’il allait se promener un peu. De ce qu’il comprit de ces mots infantiles, Billy était le frère de Jessie. Il laissa derrière lui les éclats de voix, et progressa sur la dernière route qu’il n’avait pas encore empruntée. Passant devant des animaux à bascule, il entendit un autre bambin fredonner une mélodie.

Il se retourna, et observa une grande bâtisse qui ressemblait à une boutique. Elle était recouverte de vignes qui rendaient l’étage impossible d’accès. Elles avaient brisées pratiquement toutes les fenêtres, sauf celles du bas, et il aperçut un garçon qui se balançait sur l’un des jeux en jonglant avec une balle rouge. Il s’approcha de lui afin de continuer son investigation. Lorsqu’il l’interpela, il remarqua que son visage paraissait fondre. Ses yeux blancs semblaient aveugles, pourtant, sa tête suivait Max. Ce dernier n’aurait pu donner une précision sur ce qu’évoquait le crâne, à part un bloc de chair qui pointait vers le sol, coupé par une fente en guise de bouche et deux trous pour les narines.

L’homme apprit que le bambin se dénommait Marty Johns et songea qu’il devait être lié à Megan, d’une manière ou d’une autre. Il lui posa sa sempiternelle question sur les adultes, à laquelle il n’eut même pas de réponse exacte.

— J’ai une balle, elle rebondit, lui dit Marty en lui montrant la sphère rouge.
— C’est une belle balle, commenta Max en souriant. J’avais la même.
— Ah oui ? Ça, c’est la mienne.

Marty rapprocha l’objet de lui, comme s’il craignait que l’homme s’en empare.

— Tu es le frère de Megan ? enchaîna l’adulte.
— Ouais, tu comprends bien les choses ! Mais elle m’appelle « Tête Bouillie ».
— Pourquoi est-ce qu’elle t’appelle comme ça ? demanda Max en écarquillant un peu les yeux.
— Parce qu’elle dit que c’est comme si ma tête était passée dans une moulinette.
— C’est pas gentil, ça, pensa à voix haute l’homme.
— Elle était très méchante ces derniers temps ! Elle n’a pas toujours été comme ça. Mais ses jambes l’embêtent. Dès qu’elles lui font mal, elle m’insulte.
— Qu’est-ce qui ne va pas avec ses jambes ?

Même s’il savait pertinemment que Meg avait deux jambes de bois, il voulait voir s’il n’allait pas apprendre autre chose en posant la question à son frère.

— Ben… je ne suis pas supposé en parler, dit-il en regardant de droite à gauche. Mais depuis que Mère nous transforme, des choses étranges arrivent. D’abord, mon visage, ensuite, les jambes de Meg se sont ratatinées comme… Oh !
— Quoi ? Qu’est-ce qui ne va pas ?
— Non, je ne peux pas ! J’entends Mère qui se réveille ! Si elle m’entend, elle me mettra dans le plant !

Max préféra stopper la conversation ici, afin de ne pas plus braquer l’enfant si jamais il avait de nouveau besoin de lui parler. Il s’éloigna vers la boutique, enjambant çà et là les vignes qui avaient poussé de façon anarchique, et tenta d’en ouvrir les portes. Mais ces dernières étaient fermées à clé et il ne désirait pas les forcer. Déjà, Marty n’était pas loin, et il ne voulait pas l’alarmer. De plus, il ne savait pas ce qui les bloquait exactement et décida d’en cherche les clés avant d’avoir recours à une telle extrémité.

Si Marty disait vrai, la personne qu’ils appelaient tous « Mère » était proche. Et elle n’avait peut-être pas encore remarqué sa présence. Dans le doute, il préféra rester le plus discret possible, jusqu’à ce qu’il puisse faire ce qu’il désire sans crainte. Mais il devait s’avouer à lui-même que certains détails de cette histoire le mettaient plus que mal à l’aise.

Comment faisait-elle pour transformer les enfants ? Ils ne semblaient pas réellement effrayés, même si certains donnaient l’impression de comprendre que quelque chose clochait. Il avait du mal à saisir. Des médicaments ? Des traitements avec des substances toxiques ? Car il n’avait pas la sensation qu’elle les soignait, ou les rendait plus beaux. Non, on aurait plutôt dit qu’elle voulait les défigurer.

Il fit demi-tour, regarda cette nouvelle partie du village. La rivière serpentait entre lui et une zone inaccessible pour le moment. Il pouvait voir la grange, et à côté, ce qui devait être le plant de citrouilles. Néanmoins, c’était difficile à dire, puisque les hautes vignes qui s’élevaient dans le ciel entravaient sa vision. L’homme avait du mal à distinguer quoi que ce soit derrière. Durant un instant, il songea à prendre de l’élan pour franchir d’un bon la rivière, mais il n’était pas certain d’arriver de l’autre côté. D’autant plus que les grandes palissades ne lui donnaient pas d’indications claires sur ce qui se trouvait là-bas… Il y avait la grange, c’était sûr. Mais… quoi d’autre ?

Son regard descendit le long du cours d’eau, jusqu’à s’attarder sur un pont brisé en son centre. Les inondations du printemps ont dû le casser. Cependant… le vide laissé est largement franchissable. Il s’en approcha en observant les alentours. Il parvint à distinguer une barrière dont un espace était occupé par ce qu’il jugea être une sorte de porte. On doit pouvoir rentrer dans le plant, d’ici. Mais, avant toute chose, il remarqua également le cimetière situé en face de la boutique qu’il venait de quitter.

Entourée d’une rambarde en acier, elle contenait de nombreuses pierres tombales et Max nota avec étonnement qu’un petit groupe d’enfants se trouvait au centre. Qu’est-ce qu’ils font là ? Ils jouent ? Pris par sa curiosité, il s’approcha de l’entrée signalée par une arche métallique. Alors qu’il la franchissait à peine, il sentit une douleur lui vriller les tempes.

Il s’arrêta soudainement, alors que l’odeur de l’ozone et de la pluie l’encerclait subitement. Son crâne entre ses paumes, les paupières plissées, il entendit le bruit des gouttes percuter sans relâche le sol de terre, remuant tous les effluves de l’herbe et des gravillons. Un éclair le fit sursauter et il ouvrit brusquement les yeux. Face à lui, il découvrit plusieurs personnes autour d’une tombe fraîchement creusée.

Max s’approcha, sans sentir les flaques d’eau sous ses pieds. Ce n’est pas réel… Les individus qui pleuraient autour de la fosse n’avaient pas de visage. Une femme sanglotait en portant un mouchoir sous un œil inexistant et deux hommes étaient penchés l’un vers l’autre pour discuter à voix basse. Max contourna le trou creusé dans le sol, sans pouvoir s’empêcher sa curiosité malsaine de le pousser à regarder dedans. Mais le cercueil ne présentait rien de particulier, simple demeure de bois qui paraissait bien trop petit pour un adulte.

Son estomac se serra alors qu’il avoisinait les hommes afin d’écouter leurs paroles. Il n’avait pas entendu le début, mais il n’eut aucun mal à comprendre que le sujet était la personne disparue.

— C’est encore un décès parmi bien d’autres inexpliqués à travers le monde…
— Je suis perplexe quant à la cause de sa mort. On ne sait pas ce dont il s’agit ?

La femme laissa échapper un profond sanglot qui instaura un silence dans la foule. Elle leva sa tête en l’air, sans que l’averse ne la dérange une seule seconde. La foudre tomba derrière le cimetière, non loin des arbres qui s’amassaient en un autre bosquet. La lumière éclaira brièvement la scène, mettant en avant l’absence de traits distinctifs de ces individus inconnus.

— Quelqu’un mettra-t-il fin à la perte de nos enfants ? murmura la femme avant de laisser échapper une nouvelle plainte.

D’un coup, le monde vira de nouveau au noir avant que les lieux ne reprennent leur couleur habituelle et que le soleil réchauffe doucement les épaules de Max. Le pétrichor s’atténua et bientôt, seule l’odeur végétale des arbres et de l’herbe imprégnait la zone.

J’ai le tournis… En scrutant les environs, l’homme se rendit compte qu’il n’avait fait qu’un ou deux pas dans le cimetière. J’ai dû paraître sacrément original à rester debout, comme ça, sans rien dire. Mais les enfants ne semblaient pas plus perturbés que ça. Max chercha à les dénombrer, afin de s’ancrer de nouveau dans la réalité. Mais plus ses yeux passaient sur leurs corps, plus il se demandait si ce n’était pas plutôt un cauchemar.

Chaque bambin présentait une déformation, plus ou moins visible. Comme cet enfant à trois bras juste à côté de lui, ou cette jeune fille dont les jambes avaient une malformation qui les transformait en sortes de racines. Elle était pieds nus et balançait ses pieds aux orteils longs et tortueux, à côté d’un petit qui se gavait de sucreries.

Lorsqu’il aperçut un garçon bossu dont la tête partait sur le côté pour épouser son épaule, dont les proportions étaient perturbantes, Max détourna brièvement le visage. Il s’approcha d’une pierre tombale sur sa droite afin d’en déchiffrer l’épitaphe.

Perplexe, il dut la relire plusieurs fois avant de bien la comprendre.

Mike N. Tué par la viande souillée.


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