Sani†arium

« My life has crept so long on a broken wing thro’ cells of madness, haunts of horror and fear, that I come to be grateful at last for a little thing. »

Alfred, Lord Tennyson

Le bruit strident de l’alarme réveilla doucement l’homme. Mais ses paupières refusaient de s’ouvrir, alors qu’au-delà de ce tumulte résonnaient des cris lointains… très lointains, sans qu’il arrive à définir si l’on hurlait de douleur ou non.

Ses sensations étaient saturées. Le vacarme, l’odeur d’humidité et de moisissure, couplée à celle de l’urine et des déjections humaines. Et parmi cette bacchanale d’immondices, un effluve… bien plus inquiétant celui-ci.

Il entendit des bruits de pas, mais ne parvenait toujours pas à ouvrir les yeux. Des personnes se rapprochaient précipitamment, huant des ordres dans un chaos de hurlements, plaintes et paroles incompréhensibles.

— Bougez vos fesses ! Allez ! Le générateur est mort ! Le feu va se propager !

Il pouvait les écouter pousser des portes, scander aux occupants de partir. Un feu? Quel feu? Sa poitrine commença à se serrer, le soufre dans l’air lui agressa subitement les narines. Les bruits de pas s’arrêtèrent non loin de lui.

— Eh ! Et celui-là ?
— Ah ! laisse-le ! C’est le salaud qui a volé ma voiture !

Il ne comprit pas s’ils parlaient de lui ou non. Les deux hommes s’éloignèrent sans plus de cérémonie. Enfin, le poids qui pesait sur les épaules de la personne se souleva. Peu à peu, sa conscience refit surface, non sans une obscurité absolument inquiétante sur son passé. Il se redressa, sur une couche dont la rigidité n’avait d’égale que le mal de dos qu’il éprouvait à ce moment précis.

Quelque chose lui serrait la tête, le brouhaha infernal lui vrillait les tempes, les odeurs le saturaient. Il glissa une main devant ses yeux, sentit une rugosité qui n’avait rien de naturel.

— Que…

Ses doigts palpèrent l’étrange matière jusqu’à ce qu’il comprenne d’un coup.

Des bandages.

Son crâne, son visage, toute sa tête était entourée de bandages.

— Qu’est-ce qui se passe ?

Il se releva tant bien que mal, le corps pris de vertiges alors qu’il écartait son bras, dévoilant la pièce où il se trouvait. Il se paralysa une seconde en contemplant ce placard qui faisait office de chambre.

Des murs capitonnés, sales, dont le blanc avait peu à peu viré au brun et au jaune verdâtre tant les anciens locataires avaient dû se coller à eux, ou même se soulager, s’il en croyait l’odeur globale. La crasse exsudait par chaque fibre du tissu rembourré.

— Où suis-je ?

Il regarda autour de lui, s’attarda une seconde sur le lit dégoûtant qu’il venait de quitter. Il comprit instantanément pourquoi il avait aussi mal, car il se résumait à une planche de métal sur quatre pieds dotés d’un fin matelas et d’une couverture qu’on n’avait probablement jamais lavée. Pendant qu’il se tournait, il sentit quelque chose lui effleurer le dos et sursauta violemment en faisant volte-face. Mais la sensation restait. Il passa une main dans son dos et constata qu’un morceau de bandage flottait librement derrière lui.

Il tira dessus légèrement, sans réussir à retirer les pansements qui devait le guérir de… de quoi, exactement ?

Son cœur tambourina dans sa poitrine lorsqu’il se rendit compte qu’il ne savait même pas pourquoi il était enrubanné de la sorte. Il força ses souvenirs, sans parvenir à en ouvrir leur porte. Paniqué, il chercha également à se rappeler son identité.

Qui était-il ?

La réponse ne venait pas. Peu importe la manière dont il posait la question. Impossible ! Il se tourna sur lui-même, alors que le bruit de l’alarme continuait à résonner inlassablement entre les murs de cette minuscule pièce. Une chambre capitonnée ? Mais pour quel usage ? Qu’avait-il bien pu faire qui puisse justifier son enfermement ?

Sans réfléchir, il passa la porte de bois qui le séparait du monde extérieur… et se paralysa.

— C’est horrible ! C’est quoi cet endroit ?

L’intérieur de la grande tour circulaire était à l’image de l’odeur qui l’agressait depuis son réveil. Noire, délabrée. Les pierres humides présentaient un camaïeu de gris foncé et de rouille. Ou bien était-ce… L’homme comprit que ce qu’il prenait pour une teinte était en fait un reflet.

Ses yeux ne savaient plus où se poser. Sur les étranges vitraux qui paraît le haut des murs d’une couleur orangée ? Les quatre niveaux circulaires qui faisaient le tour de la chute centrale ? Ou l’espèce de tour de contrôle située en équilibre en haut d’un pilier central, surmontée d’une gargouille grotesque ?

Il s’approcha de la rambarde en roche, soudain aux aguets des bruits qui lui parvenaient. Quelles personnes pouvaient bien pousser ces plaintes et ces cris ? Et ce bruit spongieux qui résonnait à allure régulière au-dessus de lui ? Sans parler de cette maudite alarme qui continuait de retentir inlassablement, lui vrillant le crâne de sa tonalité grave.

Le son paraissait venir de sa droite. Il se tourna, décida de commencer par le plus évident dans sa quête. Une fois le silence revenu, peut-être parviendrait-il enfin à s’entendre penser. Alors qu’il arrivait à côté d’une autre « chambre », il osa une tête à l’intérieur. Cette fois-ci, la pièce n’était même pas capitonnée. Ce n’était qu’un amas de pierre brute sur lequel une pauvre âme avait gravé un trait par jour passé.

L’homme contempla, interdit, plus de quatre-vingt-dix petits tirets, par bloc de cinq, espérant sincèrement que ce soit plutôt une lubie du locataire. Son regard observa le mur puis s’arrêta sur le lit trempé. On dirait qu’il baigne dans l’urine. Il se recula, pas sûr de vouloir en voir plus, avant de se retourner vers l’angle du balcon. Une lumière rouge, intermittente, attira son attention. Il passa la zone, découvrit le bouton de l’alarme qui flamboyait en émettant sa lamentation.

Un soupir de soulagement sortit de sa bouche lorsqu’il la désactiva. Enfin, ça me rendait fou. Mais au même instant, une nouvelle plainte résonna dans l’espace creux. Un homme bégayait juste au-dessus de lui. Il s’approcha de nouveau de la rambarde, tenta d’apercevoir la personne à qui appartenait cette voix. Je pourrais essayer de discuter avec celui-là, il semble amical.

Remarquant la puissante odeur de soufre dans l’air, il se souvint soudainement du générateur. Quelqu’un en a parlé… mais pour quelle raison? Cependant, le cheminement fut rapide. Entre la chaleur qui se propageait et l’effluve, il se doutait qu’il ne devait pas traîner et trouver un moyen de sortir. Alors qu’il longeait le balcon pour grimper à l’étage suivant, un mouvement en dessous de lui attira sa curiosité. Il se pencha, et vit, abasourdi, une jeune femme assise sur la barrière. Ses deux jambes dans le vide, elle se balançait régulièrement d’avant en arrière, manquant de tomber à chaque instant. Il tenta bien de l’interpeller, mais elle ne fit absolument pas attention à lui.

Perdu, il désirait éviter sa chute, mais il savait également qu’il devait se sortir d’ici le plus vite possible. À contrecœur, il se détourna, passa dans une autre chambre où il remarqua une serviette, tout aussi sale que l’oreiller sur lequel elle était posée, néanmoins dépourvue d’urine. Se demandant si l’objet ne pourrait pas lui être d’une utilité quelconque, il le récupéra, puis prêta enfin attention à la tenue qu’il revêtait afin de voir s’il disposait de poche.

Une sorte de pyjama bleu clair, avec des chaussons blancs. Cela lui évoquait un habit d’hôpital, cependant, il avait du mal à croire que des gens portés sur le bien-être physique et mental mettent des patients dans une tour pareille.

Perplexe, il noua le linge autour de son poignet et escalada les marches dont le garde-fou était un simple tube de métal. Il avait l’horrible impression qu’il avait bien son nom, à cet instant précis. Même s’il n’aurait pas parié sa vie dessus.

Au milieu de la montée, il commença à sentir une incroyable puanteur. Mélange d’égouts et de déchets en décomposition. Lorsqu’il aperçut, sur le mur, une grille d’où coulait lentement une eau sale, il comprit instantanément d’où l’effluve provenait. Ses yeux grimpèrent peu à peu à mesure de son périple, et il se paralysa devant une immense sculpture d’ange qui l’attendait au palier.

Quelle étrange et belle sculpture! Une femme était gravée dans la roche, vêtue d’une robe aux courtes manches bouffantes, et deux grandes ailes pliées dans son dos. Son socle était recouvert d’une multitude de bougies dont la cire avait coulé, emprisonnant l’ensemble dans un tableau presque religieux. Il s’arrêta, avant de s’approcher de quelques pas.

Subitement, tous les feux s’allumèrent en même temps. Il poussa une exclamation de surprise tandis que la lumière dorée étincelait sur le bas de la statue. Dans une réflexion qu’il ne put contrôler, il se dit qu’elle était encore plus belle éclairée. Ses yeux passèrent sur le socle, où il repéra une étrange ouverture circulaire, comme si quelque chose allait dedans. Avant de remonter le long de la femme, s’attardant plus qu’il ne fallait sur les vitraux qui l’entouraient.

Quelque chose clochait. Qui ferait des épouvantails et des citrouilles sur une vitre en verre teinté? Il parcourut les différents tableaux. Ils représentaient également une comète, ainsi que des enfants. L’effet le perturbait, le mettait mal à l’aise et il s’en détourna afin de découvrir l’homme qui bégayait.

Ce dernier était au bout de l’allée… après un individu qui se tapait régulièrement le crâne contre le mur. Je comprends mieux d’où vient ce bruit spongieux. Il s’approcha de lui. Et même si la vision de ce crâne qui s’ouvrait un peu plus à chaque coup le déstabilisait, il n’essaya pas de l’arrêter. Un sourire étrange déformait le visage de ce pauvre hère, alors que des filets de sang coulaient le long de ses yeux. Faisant de grandes larmes le long de ses joues avant d’imbiber le tissu bleu de son pyjama.

L’amnésique ne savait même pas s’il pouvait encore faire quelque chose à ce stade. Les inquiétants bruits de succion ne lui indiquaient rien qui vaille.

Subitement, un bégaiement perça l’atmosphère et attira son attention. Il se dépêcha d’aller à la rencontre de ce type à l’air vaguement amical. Une fois à son niveau, il croisa son regard malgré son visage baissé sur le sol, comme s’il essayait d’échapper à quelqu’un.

— Je peux te poser une question ? Comment tu t’appelles ?
— D… D… D… Don ! Je ne t’ai jamais entendu avant. Qui… qui… qui tu es ?

Cette question, d’apparence si simple, resta sans solution évidente. Qui suis-je?

— J’aimerais le savoir, je ne m’en souviens pas. J’espérais que tu le saurais.
— V… v… voix stupide ! Es-tu un e… e… esprit ?

Malgré l’originalité de la demande, il décida de répondre sincèrement.

— Non, pas un esprit. Juste un homme, comme toi.
— Comme moi ? A… a… alors tu les en… en… entends les voix aussi ? N… n’est-ce pas ?

Parle-t-il des cris des autres pensionnaires?

— Je ne sais pas… ces voix, ces esprits… qui sont-ils ?
— Des gu… gu… guerriers déchus qui… qui… qui demandent v… v… vengeance !
— De quoi veulent-ils se venger ?
— T… t… temples perdus ! Tu… tu les entends aussi ? Qui… qui… qui pleurent ?
— C’est ça le temple ? C’est un des temples perdus, ici ?

L’homme leva à peine ses iris bruns sur lui, en fronçant les sourcils. Mauvaise question.

— N… non ! Si tu ne s… sais pas ça, tu n’es pas le gu… gu… guerrier que je croyais.

Essayons une autre approche

— Quelque chose ici m’est familier, où sommes-nous ?
— C… c… c’est le vi… village ! V… voix s… stupide !
— Mais quel village ? Ce lieu n’a pas un nom ?

Son interlocuteur sembla abasourdi, comme s’il avait déjà répondu à la question et que cela coulait de source. L’homme essaya de ne pas paraître agacé, mais sa patience commençait à s’amenuiser.

— C… c’est le vi… village ! Le m… m… meilleur endroit pour des g… des gens comme toi et moi. Ici, le D… Docteur a des r… re… ressources, des… Il est g… génial ! Docteur Morgan ! Il d… dit que j’ai de la ch… chance d’être là ! A… alors, tu dois a… a… avoir de la ch… chance toi aussi, c… c’est bien p… pour toi !

Le nom que l’homme face à lui venait de prononcer éveilla l’intérêt de l’amnésique. Quelque chose sonnait dans son esprit, sans qu’il sache quoi. Cependant, c’était une piste. Et pour le moment, la chose la plus censée qu’il ait entendue de la part de son voisin. Il décida de s’engouffrer dans la brèche.

— Il est où ce Docteur Morgan ? J’ai besoin de lui parler.
— I… il te t… trouvera. Le m… meilleur sorcier-gu… guérisseur du m… monde ! I… il nous sauvera !
— Dis-moi où je peux dénicher quelqu’un, le Docteur Morgan, n’importe qui ? répondit l’homme en s’énervant un peu plus.
— En f… f… fuite, trou… trouillards ! P… pas grands gu… guerriers comme nous ! Oh, mais p… p… pas Morgan, il n… nous trouvera.

Le rouquin parut partir de nouveau dans ses esprits, au grand dam de l’amnésique qui tentait tant bien que mal de recueillir des informations. Voyant qu’il ne tiendrait plus très longtemps, il essaya une dernière question.

— Pourquoi es-tu là ? Qu’est-ce qui t’a amené là ?

Il obtint une nouvelle réaction, son voisin fixa le sol et se recroquevilla sur lui-même.

— C’est p… pas é… évident ? P… p… peur de Lui !
— Lui ? Je…
— T… t… tais-toi ! cria-t-il soudainement, le coupant dans sa tirade. Ou… ou il t… t’entendras ! V… voix stupide !

Il comprit qu’il n’obtiendrait plus rien de la personne et hocha lentement la tête avant de se reculer. Il avait au moins réussi à récupérer un nom. Un nom qui avait un écho lointain dans son crâne. Peut-être avait-il connu le Docteur Morgan ? Peut-être même qu’il l’avait soigné ? Il n’en savait rien, il ne s’en souvenait plus.

Il partit de l’autre côté de l’endroit, passa devant la statue d’ange qui l’attirait toujours autant. Cependant, la canalisation d’où s’échappait la puanteur lui gâchait un peu le spectacle. Son regard se posa un instant sur les enfants représentés sur le vitrail. C’est vraiment étrange comme motif. Et il prit les escaliers pour descendre d’un étage. Il s’arrêta une seconde, car il pouvait sentir une forte chaleur provenir d’une machine située encore un niveau plus bas. Le générateur! Je les ai entendus dire qu’il pouvait exploser à tout moment! Il faut que je trouve un moyen de sortir d’ici!

Du bruit attira son attention, quelqu’un chantait une comptine aux paroles plutôt macabre au sujet d’un plant de citrouilles. L’homme tourna sa tête vers la chambre à sa gauche et vit un individu assis sur le lit sale. Il se balançait d’avant en arrière, secouant ses courts cheveux roux. Amical, peut-être, mais j’ai perdu la mémoire.

Alors qu’il allait se reculer, l’inconnu le remarqua et lui fit un signe de main.

— Je suis Lenny ! Mon nom c’est Lenny !

Au point où j’en suis…

— Bon, tu dois être Lenny. Tu ne connaîtrais pas mon nom, par hasard ?
— Non. Ma maman elle ne veut pas que je discute avec les étrangers.

Pourquoi m’as-tu adressé la parole en premier lieu, dans ce cas?

— Lenny, sais-tu où on est ?
— Ça, c’est chez moi, c’est ma chambre. Tu l’aimes ?
— Ta chambre ? Non, je te parle du bâtiment. Comment s’appelle l’endroit où l’on se trouve ?
— Ma maison.

L’homme se paralysa une seconde avant de penser à l’évidence. En quelque sorte, ce type n’avait pas tort. Néanmoins, il devina qu’il n’obtiendrait rien de plus sur cette question précise, et décida d’embrayer sur un autre sujet.

— Tu peux me dire pourquoi tu es là, Lenny ?
— Je me conduisais très, très, mal.

Il lui fit un sourire.

— Mal ? Je ne peux pas le croire. Qu’est-ce que tu as fait ?

Son voisin regarda ses pieds nus qui tricotaient sur le sol, le visage soudainement gêné.

— Je… J’ai mangé de la tarte à la citrouille.
— Il n’y a pas de quoi en faire un plat.
— Mais ça venait du plant, répondit-il en tournant son faciès abasourdi vers son interlocuteur.
— Un plant de citrouilles ? Où…

Le cri soudain du type qui se couvrit les oreilles en se balançant d’avant en arrière le scotcha sur place. OK… Sujet délicat, donc.

— Tu ne devrais pas être là, reprit subitement l’inconnu. Faut écouter, quand même ! Mère les a fait tous partir !

Il réfléchit rapidement à une manière de répondre qui ne braquerait pas l’homme.

— Je n’ai pas dû l’entendre, Lenny. Où les a-t-elle fait partir ?
— À l’école.
— Puisque je n’ai pas entendu ta mère, tu peux me dire comment y aller ?

Mais il se révolta de nouveau en criant et se tourna sur lui-même, comme s’il boudait. Voyant là l’occasion de disparaître, l’autre homme ne se fit pas prier et recula. Une personne hurla quelque part dans la tour et il pivota sur lui-même, perturbé par tout ce qui se passait autour de lui et qu’il ne contrôlait absolument pas. Au même instant, il remarqua quelqu’un de recroquevillé, caché dans un coin entre le générateur et la descente d’escalier. Mais qu’est-ce qu’il fait là? L’homme poussait d’étranges sifflements et agitait ses yeux tout autour de lui, comme s’il cherchait quelque chose.

— Comment tu peux supporter leur bourdonnement incessant ? Comment ?

Quel bourdonnement?

— Excuse-moi, mais comment tu t’appelles ?
— Martin, Martin j’ai dit !
— On est où, là ?
— Un asile, répondit-il en continuant de regarder distraitement autour de lui.
— Un asile ? répéta l’homme, interloqué. Ça a l’air si vieux… Qu’est-ce que tu veux dire ?
— Un asile, une maison de tarés, une ferme d’aliénés, rajouta son interlocuteur avant de le fixer. Qu’est-ce que tu ne comprends pas ?
— Ben… il y a plein de choses que je ne comprends pas. Déjà, pourquoi es-tu là ?

Il essaya de profiter du fait que cet individu paraissait relativement ouvert à la discussion.

— Ces insectes me rendent fou ! Mais je trouverai leur ruche, un jour ! Le Docteur Morgan est très utile. On va les écraser et ce sera fini !

Ah! C’est donc de ça qu’il voulait parler!

— Quels insectes, Martin ? Je ne vois rien, peut-être qu’ils ne sont pas réels ?
— T’es sérieux, là ? répondit Martin en écarquillant les yeux dans sa direction, secouant sa tête aux courts cheveux blancs de gauche à droite. Ces suceurs de sang s’échinent à détruire le monde.
— Martin, réfléchis ! tenta l’amnésique. Comment quelques insectes peuvent-ils détruire le monde ?
— Regarde-les, ce ne sont pas des vrais. Ce sont des robots, des petits, tout petits robots !

Il y eut un court silence où son interlocuteur entendit brièvement un type hurler le spectacle d’un cirque ambulant, quelque part un peu plus bas. Il se sentit soudainement bien seul.

— Où sont les autres ?
— Tous des lâches ! Quand l’alarme s’est détraquée, ils se sont tirés ! Ils doivent être de mèche avec les insectes… Attends que le Docteur Morgan soit sûr !
— Le Docteur Morgan ? Il est ici ?
— Exterminateur ! C’est le meilleur ! Il tue les insectes à mort ! Une longue plainte franchit ses lèvres. Mais ils reviennent toujours ! pleura-t-il. Ils reviennent toujours !

Devant son discours centré sur les prétendus insectes, l’homme décida de se détourner et de le laisser à ses démons. Ses yeux atterrirent sur le type qui se trouvait à l’étage en dessous et qui continuait de crier qu’un spectacle phénoménal et déviant avait lieu dans un certain cirque. Et il constata que ce dernier dansait avec son bas de pantalon complètement retourné sur ses chevilles.

Cherchant à écarter son regard, il le posa sur la tour de contrôle, perchée en haut de sa colonne. Dépité, il remarqua que l’entrée était bien de ce côté… et que, malheureusement, le pont qui devait conduire jusqu’au balcon était rétracté. Comment vais-je traverser ce gouffre? Il voulait s’y rendre, peut-être découvrirait-il du matériel qui lui permettrait de prévenir quelqu’un ?

Il étudia minutieusement le mur de pierres noires, et tira la conclusion que la seule chose qui lui permettrait d’aller jusque-là était un épais câble électrique. Il releva son visage afin de suivre la destination du cordon, et s’aperçut qu’il se plantait dans l’une des colonnes au-dessus. Ses doigts touchèrent la serviette toujours nouée autour de son poignet. Peut-être allait-il lui trouver une utilisation.

Il courut dans l’escalier, gravit l’étage et se précipita vers le balcon d’où il pouvait atteindre le filin. Avec un léger sentiment d’appréhension, il pesa le pour et le contre de ce qu’il allait faire. S’il lâchait sa serviette, ou que celle-ci se détachait… c’était la chute assurée dans les profondeurs de la tour. Et si je reste ici, le générateur va exploser de toute manière.

Un long soupir plus tard, il grimpait sur le rebord de roche, mit le linge autour du cordon… et s’élança. Le trajet fut beaucoup plus rapide que prévu, et même si son cœur se serrait douloureusement dans la poitrine, il fut vite de l’autre côté et abandonna au dernier moment le torchon. Ses deux mains se posèrent sur la porte fermée, et il n’osa plus bouger.

Ses pieds se trouvaient sur une étroite passerelle entourée de rambardes qui lui semblaient beaucoup trop basses. L’odeur nauséabonde lui parut presque rassurante, à cet instant. Enfin, il se décolla doucement de la porte, et tourna lentement sur lui-même. Il repéra presque aussitôt un petit panneau uniquement occupé par deux boutons et en déduisit qu’il devait s’agir de la commande pour sortir le pont. Il se baissait, appuya dessus du bout des doigts, et constata avec soulagement et horreur qu’une grande plaque de métal avançait pour aller s’encastrer dans un trou en face. Cependant, rien ne l’entourait, et cela risquait de le mener tout droit à sa fin.

Ses doigts tâtonnèrent dans son dos, découvrirent la poignée qu’il poussa afin de se mettre dans la sécurité relative de la minuscule pièce. Il scruta le peu de mobilier présent, juste un vieil ordinateur avec un magnétoscope à proximité, et divers écrans. Un petit meuble pour ranger des dossiers était verrouillé électroniquement, tout comme le coffre circulaire au-dessus.

Il pouvait voir le reste de la tour par les fenêtres. Et contempla une personne en train de sautiller sur place, comme si elle se prenait pour un animal, à côté de celle qui se trouvait assise sur la rambarde, miraculeusement toujours là. Tout un pan d’étage était détruit et il ne subsistait que quelques canalisations qui dégueulaient une eau sale. Pas étonnant que ça pue autant. Il se demanda un instant comment il allait pouvoir s’en sortir, et si les documents renfermaient des notes utiles, tout comme le coffre-fort. Après tout, on en disposait pour cacher des choses précieuses.

Dépité de ne pas voir de radio, il parcourut les différents papiers éparpillés au sol, ainsi que la corbeille remplie. Mais il n’y avait rien de profitable. En désespoir de cause, il brancha les câbles sur le magnétoscope pour lancer la cassette contenue à l’intérieur.

À sa grande surprise, il contempla une vidéo d’enregistrement. La caméra était située dans une pièce aux murs capitonnés, dont les seules choses visibles étaient une table ainsi qu’une lampe qui pendait au plafond. Mais ce qui marqua l’homme, c’est que, outre l’infirmier aux muscles saillants qui résidait contre une paroi, des deux individus assis autour de la table… et il en était un.

La vidéo en noir et blanc était de mauvaise qualité et l’empêchait de bien distinguer les traits du médecin, s’il en croyait la blouse blanche. Mais il devait avoir les cheveux d’une couleur relativement foncée. Plusieurs feuilles étaient disposées face à lui, et il notait quelques mots de temps en temps à l’aide d’un stylo, ou d’un autre outil du même acabit.

— Tu m’entends ? commença la personne d’une voix grave. C’est le Docteur Morgan. Tes délires ont failli te prendre la vie, cette fois.

Son cœur se serra dans sa poitrine, voilà pourquoi ce nom lui disait quelque chose. Il l’avait déjà rencontré !

— Il y a des bandages sur mon visage… Où suis-je ? Qui… je… suis ?
— Tu as dû penser que tu avais un rendez-vous important quelque part pour voler cette voiture.
— Non…
— Ton visage a beaucoup souffert dans l’accident.
— Je suis désolé… Je ne peux pas croire que j’ai fait ça…
— Tout d’abord, ne t’excuse pas. C’est notre job de faire en sorte que tu ailles bien. Et tu peux nous aider en te reposant. Bruce, interpella-t-il l’infirmier en se retournant vers lui, aide ce garçon à retrouver sa chambre. Il fit de nouveau face à l’homme. Ne t’inquiète pas fiston, on va se revoir bientôt.

La bande s’emmêla subitement dans le magnétoscope, et de la fumée en sortit avant qu’un claquement sourd ne retentisse dans la pièce. Des détonations suivirent une explosion d’étincelles, qui ouvrirent les tiroirs ainsi que le petit coffre.

L’homme se retourna rapidement, tout en pensant à ce qu’il venait de découvrir. Il avait volé une voiture ? Mais pour quelle raison ? Et de quel accident le Docteur Morgan parlait-il ? Mais cela avait au moins l’avantage de lui expliquer d’où provenaient les bandages qui lui serraient le crâne.

Peut-être dénicherait-il d’autres indices, en fouinant dans les dossiers ? Il fouilla dedans, mais l’humidité rongeait la majorité des notes et l’encre avait tellement filé qu’il était impossible de lire la moindre ligne. Frustré, il parvint quand même à en sortir quelques-unes qui lui apprirent deux ou trois choses sur l’endroit où il se trouvait.

« Dû à de récents problèmes avec le générateur, tous les employés sont priés de garder le pont en place en permanence. Il serait très difficile de le déployer de l’extérieur en cas de panne de courant. »

Sans blague. Il la rangea, un peu amer en songeant aux risques pris pour venir jusqu’ici lire ça. Un sentiment de dégoût et d’injustice monta en lui, et il trouva un autre mémo, écrit par le chef de la sécurité. Des détails au sujet de l’évasion d’un patient, numéro 227. L’aile ouest est trop chargée et tous les patients vont être transférés dans les cellules de la tour. Il regarda autour de lui. Où sont-ils, maintenant? Il n’avait croisé que quelques personnes, ici. Les autres devaient bien être quelque part, il devait bien y avoir un moyen de s’enfuir. Ses doigts agrippèrent le bord d’une dernière lettre, adressée au Docteur Morgan, de la part du Professeur Cunningham. Cela concerne une ancienne clé découverte dans l’asile…

« La clé décrite doit en effet être très vieille. J’ai trouvé de la documentation qui pourrait la relier à la civilisation Aztèque, mais il faudrait examiner l’objet minutieusement à l’institut pour confirmer la théorie. »

Il leva la tête, et regarda l’objet contenu dans le petit coffre. Effectivement, ça ressemble à une clé bizarre, mais pour ouvrir quoi? Les engrenages se mirent rapidement en place. Il avait vu une sorte de serrure sur le socle de la statue. Et il était très probable que cette clé aille dedans.

La seule chose qu’il se demandait c’est ce qu’elle allait dévoiler. Peut-être un passage souterrain qui permettrait de s’échapper d’ici ? Sans réfléchir, il attrapa l’étrange objet. Une poignée le constituait, et l’embout circulaire disposait de plusieurs tiges, moyennement longues, qui devaient s’enfoncer quelque part.

Il la garda solidement en main avant de faire demi-tour. Mais une fois sur la petite plateforme, il ne put s’empêcher d’avoir un instant d’hésitation. Le pont pouvait le mener à une sacrée chute, et il craignait de déraper d’une façon ou d’une autre. Son regard se posa sur l’homme en train de danser à moitié nu de l’autre côté, et il se dit qu’il ferait bien de prendre exemple sur lui. Il s’engagea sur le morceau de métal rouillé, mais sitôt qu’il eut mis un pied dessus, le type pivota pour l’interpeller.

— Eh ! Toi !

Mais une longue plainte suivit immédiatement son exclamation quand il chuta inexorablement dans le vide. L’homme resta paralysé, à contempler les mouvements lents alors que ce pauvre type se retournait pour rencontrer sa fin.

— Oh ! mon Dieu, non !

Il pivota légèrement sur lui-même, admirant ce corps tomber dans le néant et disparaître dans les noirceurs de la tour. Bientôt, ce fut comme s’il n’avait jamais été ici. Comme si sa présence n’avait été qu’une forme éthérée et irréelle. L’amnésique avait même du mal à savoir s’il l’avait rêvé ou pas.

— Mon Dieu…

Il resta là, à regarder l’abîme pendant encore de longues secondes. Son esprit était traversé de toutes sortes de pensées incongrues. Est-ce que quelqu’un allait retrouver le corps de ce pauvre hère ? Allait-il en demeurer quelque chose ? Avait-il de la famille qui passait le voir ici ?

Il espéra sincèrement que non, sur le moment. Car si ses proches avaient été d’accord pour le laisser dans des cellules pareilles, cela lui faisait froid dans le dos.

Un grognement de Martin retentit un peu plus loin, lui faisant reprendre ses esprits. Il fixa droit devant lui, veillant à rester au centre du pont, et le traversa d’une manière déterminée. Finalement, peut-être ne devrait-il pas trop prendre exemple sur le bougre qui dansait…

La chaleur augmenta, il se retrouva juste à côté du générateur et put constater de visu son état plus que dégradé. Des flammes s’en échappaient, léchaient par intermittence le métal qui changeait de couleur sous les variations de température. Les tuyaux paraissaient bouillants et l’homme se demanda comment Martin pouvait rester à côté.

Comment sortir? Il se demanda brièvement si cette érosion était la cause ou la conséquence de la destruction de la moitié du balcon, puis s’en éloigna le plus rapidement possible.

La sueur gouttait sous les bandages de son visage, il pouvait sentir une irritation qui commençait à le gêner. Son pyjama d’hôpital collait légèrement à sa peau, et il fut presque reconnaissant de parvenir à un étage supérieur, malgré l’odeur épouvantable. La canalisation avait l’avantage de faire passer une petite brise relativement fraîche.

Il se déplaça jusqu’à la statue d’ange, et regarda l’étrange serrure avant de laisser son attention errer sur la clé qu’il avait en main. Il s’approcha doucement, se protégeant les yeux de la luminosité derrière le vitrail, et admira de nouveau la statue.

Elle était tellement réaliste. Quelque chose l’hypnotisait et il pencha légèrement sa tête sur le côté avant de la baisser sur les bougies presque au sol. L’homme s’accroupit et inséra la clé singulière. Cette dernière s’insinua parfaitement dans le mécanisme qu’il tourna sur la droite. Quelque chose s’enclencha et une gerbe d’éclairs fut projetée autour de l’objet.

Il recula, surpris par cette lueur soudaine qui se hissait sur son bras. Hébété, il contempla la vague monter telle une déferlante le long du corps de l’ange, sa poitrine, son visage, ses bras… et enfin ses ailes.

Elles commencèrent à frémir. Jusqu’à ce que la femme prenne une grande inspiration en se penchant en arrière. Ses paupières de pierre se fermèrent une seconde avant de se rouvrir pour laisser perler de lugubres pleurs sous ses yeux devenus intégralement noirs.

— Oh… c’est… non… c’est si sombre.

L’homme ne put empêcher les ailes qui battaient dans un frémissement de roche de l’hypnotiser, et admirait les mouvements souples de l’étrange créature qui larmoyait.

— Oh, ma maison, jadis tour brillante, que t’est-il arrivé ? continua-t-elle en serrant ses doigts entre eux.
— Toi… tu es… vivante ? répondit-il en se prenant le visage dans les mains. Est-ce que je perds la tête ?

Alors qu’il pensait devenir définitivement fou, trouvant là une raison pour son internement, il crut entendre un bruit de fond provenir de l’extérieur des murs. Au-delà des cris des autres pensionnaires, de l’odeur répugnante de déjections humaines et de moisissures. Il y avait autre chose.

— Écoute ! lui somma l’ange. Tu entends les pleurs des enfants !

Il redressa son visage, discernant de façon plus distincte les sanglots de dizaines de petites voix. L’effluve de putréfaction changeait, se métamorphosait en celle de la végétation… mais une végétation étrange, comme si quelque chose n’allait pas dedans. Et ces larmes… elles lui brisaient le cœur. Faisaient écho à des souvenirs, des sensations, des craintes, qu’il ne s’expliquait pas.

— Les innocents meurent et toi, tu ne penses qu’à toi ? continua la femme en pointant sur lui un doigt accusateur.

Les cris s’arrêtèrent aussitôt, remplacés par ce silence affreux qui tenait des promesses de disparition. L’homme fut pris de vertiges, de plus en plus perturbé, et sous le charme de la voix légèrement grave qui l’incriminait. Comme si elle savait des évènements qu’il ignorait.

— Ne vois-tu donc pas que la lumière du ciel a baissé ? demanda-t-elle.
— Qu… Qu’est-ce que je peux faire ? lui dit-il en haussant les bras.

Il se sentit soudainement impuissant. Incapable de répondre à ses sollicitations. Dans l’impossibilité de faire stopper les larmes qui rongeaient la pierre de ses joues. Mais elle le regarda d’un air rassurant, presque maternel. Ses ailes se déployèrent un peu plus autour d’elle, et il se recroquevilla sur lui-même, dans la crainte qu’elle l’attaque. Mais elle leva les bras et accompagna le mouvement des plumes de roche qui l’entourèrent d’une étreinte réconfortante.

Dans un geste instinctif, il se replia, s’accroupit alors que la caresse rugueuse l’englobait.

— Cherche la vérité !

Une douce lumière le recouvrit, et il se sentit partir, quitter cette sinistre tour où il se trouvait…

Image du niveau en question, réalisée à l’aide de plusieurs captures d’écrans.

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